La latéralité se définit dans le domaine du mouvement par le fait d’utiliser de façon préférentielle les organes d’un côté du corps pour effectuer des tâches données. Ainsi, dans le cas des mains, l’on parlera de préférence manuelle : un gaucher utilisera en général préférentiellement sa main gauche pour effectuer des tâches d’une certaine complexité. Nous pouvons également parler de latéralité dans le cas des yeux. En effet, chaque individu a un œil dominant ou œil directeur. Celui-ci a comme caractéristique de rendre une image plus nette que celle de l’autre œil et de guider la vision.
Quand nous parlons de latéralité œil-main croisée chez un individu, cela veut dire que l’œil et la main dominants chez ce dernier se trouvent dans des côtés opposés. Nous aurons alors un gaucher avec une dominance oculaire droite, ou un droitier avec un œil gauche directeur. De nombreuses études, notamment menées par Guy Azémar, chercheur en neurosciences et ancien médecin de la Fédération française d’Escrime, ont démontré la présence élevée de telles formules de latéralisation croisée chez les fleurettistes d’élite (mirar étude Porac et Coren 1981 et Azémar 1987-1997).
Afin d’évaluer si ce fait était un fruit du hasard ou si la latéralité croisée conférait réellement un avantage aux individus, le même chercheur a mis en place un dispositif expérimental que nous décrivons ci-dessous :
Il a étudié un échantillon de 67 sportifs entraînés de 13 ans (31 filles et 36 garçons). Ceux-ci ont été placé devant un appareil comportant deux cibles, une de chaque côté de l’individu. Elles étaient placées à la même distance d’une fenêtre centrale qui présentait un pré signal dans 80% des cas. Pour ces 80%, 4 sur 5 pré signaux sont valides (VAL) et 1 sur 5 sont erronés (ERR). Pour les autres 20% des cas, il n’y a pas de pré signal (SP, sans pré signal). Les délais entre pré signal et signal varient de 0 à 600 ms de façon aléatoire (SOA : 0, 50, 150, 300 et 600 ms). Les sujets, à partir d’un plot d’attente, répondaient par une projection de l’index sur une cible dont le centre s’allume.
Pour une partie de l’expérience, les sujets avaient également une tâche verbale à réaliser, pour ainsi créer une surcharge fonctionnelle de l’hémisphère gauche. Dans une comparaison des temps de réponse entre les quatre groupes de sujets différentiés par leur latéralité œil-main, il apparaît que les sujets ayant une latéralisation œil-main croisée se trouvent avantagés dans ces conditions.
Partie II: La latéralité œil-main croisée

Nous observons que la différence entre sujets ayant une latéralisation œil-main croisée (pointillés) et ceux ayant une latéralisation œil-main homogène (œil directeur et main préférentielle du même côté) est ici montrée de façon évidente. En effet, même si dans certains cas les sujets possédant une latéralisation œil-main homogène réagissent plus vite (2/6 cas), c’est généralement le contraire qui est vrai (4/6 cas). Nous voyons notamment que quand le pré signal donné est valide, les individus ayant une latéralisation œil-main croisée ont toujours un temps de réaction plus bas (670 ms pour une latéralité œil droit/bras gauche (DG) contre 710 sec pour une latéralité homogène GG). D’autre part, dans le cas d’une latéralisation croisée GD par rapport à une latéralité homogène DD, la différence s’élève à environ 65 ms (610 ms/675 ms) quand le pré signal est erroné. Les différences peuvent ensuite s’élever à 20 ms environ (705 ms GD/725 ms DD) quand il n’y a pas de pré signal.
Ainsi, nous remarquons que les formules individuelles de latéralisation œil-main croisée favorisent une meilleure protection contre les risques de perturbation du contrôle sensori-moteur de par une surcharge fonctionnelle centrale. Or en escrime, le fleurettiste est soumis à une quantité extrêmement importante d’informations à traiter. Il doit en effet être attentif aux mouvements du fleuret de l’adversaire, afin de pouvoir prévoir, dans le cas de la réalisation d’une attaque, la position défensive que va adopter l’adversaire pour ainsi pouvoir utiliser la façon de le toucher adaptée à la situation. Dans le cas ou notre sujet se trouve en position de défense, l’observation de l’arme de l’adversaire lui permet de prévoir la façon dont il sera attaqué et ainsi agir en conséquence. En même temps, le fleurettiste doit être capable d’observer les jambes de l’adversaire pour analyser ses mouvements et mettre en place les déplacements adéquats : si notre sujet voit que les jambes de son opposant sont en tension, il pourra s’attendre au déclenchement d’une attaque (fente ou flèche) à travers un mouvement rapide ; à lui maintenant de prendre la décision qui lui convient. De plus, il doit également préter attention au signaux sonores qui lui permettront d’analyser les interactions entre les lames des fleurets et ainsi savoir s’il se trouve en position d’attaque ou de défense (voir introduction pour une explication plus approfondie des règles du fleuret)
Enfin, le fleurettiste doit aussi pouvoir réagir aux instructions de l’arbitre à tout moment, car c'est lui qui donne le signal du début du combat et de la fin d’une interaction. Face à ce nombre de signaux extérieurs, les sujets ayant une latéralisation oeil-main croisée sont avantagés : en cas de surcharge fonctionnelle centrale, leurs temps de réponse se trouvent moins affectés que ceux de leurs compagnons ayant une latéralisation œil-main homogène, ils réagissent ainsi plus vite aux signaux exogènes. Même si la différence est minimale, de l’ordre des millisecondes, il faut savoir qu’en escrime de compétition les interactions (parade riposte, déclenchement d’une contrattaque) peuvent durer entre 200 et 300 ms. C’est pourquoi une différence de 20 ms peut être significative.
En outre, nous avons tout alors remarqué que les sujets présentant une latéralisation œil-main hétérogène ont dans tous les cas un temps de réaction plus faible que celui des sujets à latéralisation œil-main homogène lorsque le pré signal donné est valide. Or cette situation schématise bien un combat au fleuret. En effet, la grande majorité des gestes réalisés par la main tenant le fleuret sont balistiques. Ce type de mouvements se caractérise par un mouvement continu, bref et rapide, d'un segment corporel. Ce geste est déclenché par une stimulation externe (pré signal). Ainsi, la grande majorité des mouvements du bras tenant l’arme en escrime sont déclenchés suite à un pré signal (mouvement de l’adversaire). Le fleurettiste déclenche alors son mouvement le plus rapidement possible, se basant sur l’observation de l’adversaire. Il n’aura quasiment pas le temps de changer la trajectoire de sa main une fois celle-ci est lancée, l’on parle alors de contrôle proactif (Qui anticipe les attentes, prend l'initiative de l'action.). En effet, la vitesse de la pointe du fleuret en escrime peut atteindre les 40 m/s, il est quasiment impossible de changer significativement sa direction une fois l’attaque lancée. Nous pouvons donc considérer le pré signal (mouvement de l’adversaire) comme valide dans le contexte de l’expérience car même si l’on c’est trompé en déclenchant notre action de réponse à ce même mouvement, il ne nous sera pas possible de la changer une fois celle-ci est entamée. Or dans le cadre de l'expérience, il était demandé aux sujets de modifier leur réponse si le pré-signal donné était négatif, ce qui est quasiment impossible dans le contexte du déclenchement d'une action visant à toucher l'adversaire durant un combat au fleuret. De ce fait, dans le cadre d’un sport comme le fleuret où les mouvements sont balistiques, et où un contrôle proactif est favorisé, la latéralisation hétérogène confère aux individus la possédant un avantage de plus par rapport à leurs camarades ayant une latéralisation œil-main homogène.
Mais pourquoi cette différence dans le temps de réaction ? Le système nerveux central est asymétrique. L’hémisphère gauche contrôle les mouvements de la main droite et vice-versa. Dans une situation d’incertitude spatio-temporelle comme nous en trouvons au fleuret, le signal apporté par l’œil dominant joue un rôle essentiel pour orienter le mouvement de la main. Et un tel signal aboutit dans l’hémisphère se trouvant du même côté que l’œil dominant. Ainsi, dans le cas d’une latéralité œil-main croisée, l’information arrive dans le même hémisphère qui déclenchera le mouvement de la main. Dans le cas d’une latéralité œil-main homogène, l’information n’aboutit pas directement dans l’hémisphère déclenchant le mouvement. La liaison entre commande manuelle et signal visuel nécessite alors un transfert d’informations entre les deux hémisphères qui peut coûter 10 à 30 ms. Or nous savons que ce petit gain de temps pour les sujets à latéralisation œil-main hétérogène peut changer la donne dans un combat, et peut expliquer la prépondérance de fleurettistes ayant une latéralisation oeil-main croisée dans l'élite mondiale.